En un an d’état de siège, le niveau de violence a augmenté au Nord-Kivu et en Ituri
Après plus de 25 ans de conflits dans l’est de la RDC, l’instauration de l’état de siège par le président Félix Tshisekedi dans les provinces de l’Ituri et du Nord-Kivu, le 6 mai dernier, avait suscité un espoir.
Un an plus tard, le bilan est négatif. Le niveau de violence est resté particulièrement élevé : plus de 2 500 civils ont été tués dans ces deux provinces depuis son instauration. Plus inquiétant encore : la tendance a été globalement à la hausse au cours de cette période, passant de 563 civils tués lors du troisième trimestre de 2021, à 886 lors du premier trimestre de 2022.
Trois territoires ont concentré l’essentiel de la violence contre les civils, avec la perte de plus de 600 civils chacuns : ceux d’Irumu et de Beni, où opèrent les Forces démocratiques alliées (ADF) qui demeure de loin l’acteur armé le plus meurtrier, et celui de Djugu, dans la province de l’Ituri, où opèrent les milices Codeco.
En dépit des efforts du gouvernement pour justifier cette mesure, sa popularité a considérablement chuté depuis son adoption : si 53% des Congolais pensaient que cette mesure allait conduire à l’éradication totale des groupes armés dans l’Est de la RDC en septembre 2021, au vu du bilan, ils n’étaient plus que 36% à le penser en décembre ( voir le rapport sondage de BERCI et GEC : l’an 3 de Tshisekedi La fin de l’embellie ?).
Ce désamour s’est également traduit sur la scène politique : depuis le mois de novembre 2021, les députés nationaux des provinces du Nord-Kivu et de l’Ituri ont cessé de prendre part au renouvellement de la mesure, qui doit avoir lieu toutes les deux semaines, et réclament un plan de sortie de l’état de siège. « Les élus du Nord-Kivu et de l’Ituri ne siégeront que lorsque l’état de siège sera levé », a ainsi déclaré Tembos Yotama, député de la ville de Butembo, dans le Nord-Kivu, le 21 avril 2022.
Comment expliquer cet échec ? Une partie de l’explication tient à la mise en œuvre de cette mesure. Des faiblesses ont été identifiées dès l’origine, ou très rapidement après son entrée en vigueur, sans pour autant avoir été corrigées.
Dès septembre 2021, un rapport parlementaire d’évaluation de l’état de siège, alertait déjà sur le fait que cette mesure, « n’a pas été sous-tendue par une planification d’actions stratégiques ». « Elle l’a été sans un montage financier conséquent et cohérent, sans définition d’objectifs militaires et sans un chronogramme d’actions stratégiques » notaient encore les rapporteurs.
Des tribunaux débordés
L’absence de cadre juridique à l’état de siège s’est notamment fait cruellement ressentir. La ministre de la Justice et Garde des sceaux a ainsi reconnu devant la commission parlementaire que les ordonnances présidentielles et actes ministériels n’ont pas été suffisants pour compenser l’absence d’une loi organique d’application de l’état de siège, absence toujours constatée à ce jour.
La reprise des dossiers pénaux de droit commun par la justice militaire a mené à des abus dénoncés par les justiciables et la société civile. Au-delà des durées allongées et de la surpopulation carcérale à cause du nombre insuffisant des magistrats militaires, l’instrumentalisation de la justice est dénoncée par les élus, activistes ou simples citoyens arrêtés pour leurs opinions jugées opposées à l’état de siège.
Malgré l’identification de cette faiblesse, il aura fallu attendre le 28 mars 2022, soit près de neuf mois, pour que des compétences soient rendues aux juridictions civiles. Mais ce correctif a été très partiel puisque les juridictions militaires ont conservé une compétence exclusive pour les cas les plus graves (homicides, enlèvements, vols avec effractions, associations de malfaiteurs, etc).
La défiance entre militaires et civils (l’une des causes profondes du conflit), qui s’accusent mutuellement d’être de mèche avec les forces négatives, s’en est trouvée exacerbée.
Un manque de redevabilité et de financement
La suspension des Assemblées provinciales dans le cadre de l’état de siège a également accentué le manque de redevabilité des nouveaux gouverneurs, dont les actions n’étaient plus soumises à un contrôle politique (ils sont nommés et relevés de leurs fonctions par le seul chef de l’Etat).
Les mouvements citoyens avaient fustigé la décision de nommer exclusivement des militaires ou des policiers à la tête des provinces, villes et territoires concernés, notamment parce qu’ils ne disposaient pas de compétences techniques et politiques nécessaires à leurs nouvelles fonctions. Cela semble se vérifier dans une certaine mesure, avec, par exemple, la destitution du policier nommé administrateur du territoire de Lubero pour incompétence après qu’il ait procédé à l’installation illégale d’un chef coutumier.
Certains projets en cours gérés au niveau des ministères provinciaux et ceux menés notamment avec des acteurs internationaux comme le projet de la Société provinciale d’eau et d’électricité du Nord-Kivu (SPEENK) en partenariat avec la Fondation Virunga ont été interrompu à l’entrée en vigueur de l’état de siège.
La mesure n’a par ailleurs pas été accompagnée d’efforts financiers substantiels. Alors que le ministère de la Défense avait initialement réclamé une enveloppe de 595 millions de dollars pour les dépenses liées à l’état de siège, seuls 38 millions de dollars ont été décaissés dans un premier temps, selon le rapport de la commission de Défense et sécurité de l’Assemblée nationale, finalisé en septembre 2021.
Ce rapport faisait également mention de malversations qui concernent aussi bien les zones opérationnelles et la hiérarchie militaire à Kinshasa. La délégation de l’inspection générale des FARDC avait aussi confirmé des détournements et certains officiers ont même été condamnés pour cela.
Ceci pourrait avoir incité les animateurs de l’état de siège à mettre en place de nouvelles taxes sur les habitants de ces provinces, selon une tradition ancrée au sein de l’administration congolaise, mais qui a pu contribuer à accentuer encore la défiance entre les habitants et les autorités.
La maîtrise des effectifs a été relevée comme un défi dans différents rapports gouvernementaux. Le ministère du budget avance un chiffre de 197 380 militaires dont 30 811 inactifs. Pourtant, le ministère de la Défense estime l’armée nationale à un peu moins de 100 000 militaires, dont la moitié seraient présents au Nord-Kivu et en Ituri (34 000 au Nord-Kivu et 15 000 en Ituri). Or, selon le ministère de la Défense lui-même et plusieurs sources diplomatiques, ces chiffres sont eux-mêmes falsifiés, notamment parce que les morts ne sont pas toujours déclarés, afin que les soldes puissent continuer d’être perçues.
Un défaut de stratégie
Enfin, cette mesure n’a pas été encadrée par une stratégie globale et cohérente. L’état de siège a notamment été proclamé sans concertation avec la Mission de l’ONU en RDC (Monusco) et avant l’instauration du Programme de démobilisation, désarmement réinsertion communautaire et stabilisation (P-DDRCS) qui n’est toujours pas effectif à ce jour.
Faute de cela, elle a essentiellement consisté en un transfert de pouvoir à des autorités militaires ou policières à qui des pouvoirs exceptionnels ont été attribués, comme l’interdiction de certaines publications ou réunions, ou d’empêcher le séjour de certaines personnes.
Conséquence : le style et les priorités des gouverneurs des deux provinces ont été assez différentes. Dans le « petit Nord » du Nord-Kivu, par exemple, le gouvernorat a initié des discussions avec plusieurs groupes armés, dans un premier temps, ce qui a abouti, pendant quelques mois, à une relative baisse de la violence et certaines redditions. Mais faute de capacités d’accueil des combattants démobilisés, ces avancées ont été de courte durée.
En Ituri, à l’inverse, une stratégie du tout répressif a été adoptée pour faire face aux milices Codeco dans un premier temps. Si l’effet d’annonce a dans un premier temps contribué à dissuader certains des miliciens, cette stratégie, couplée aux difficultés qu’éprouvent les FARDC à distinguer les miliciens Codeco des civils de la communauté Lendu (dont la plupart sont issus) a contribué à une escalade du conflit.
Le tout militaire en question
Au-delà de l’impréparation et des difficultés de mise en œuvre rencontrées, cet échec interroge sur l’approche même du gouvernement de Kinshasa vis-à-vis du conflit dans la partie Est du pays.
Alors que les multiples défaillances de l’appareil sécuritaire congolaise (manque d’effectifs qualifiés, d’équipement, détournements, prédation des civils…) sont l’une des causes profondes du conflit, le gouvernement a décidé de s’appuyer sur les FARDC, au risque de renforcer leurs travers, plutôt que de prioriser leurs réformes.
L’idée sous-jacente que l’insécurité dans l’est de la RDC peut être réglée par des mesures exclusivement militaires semble perdurer et présente un risque d’escalade.
Ainsi, face à l’échec de l’état de siège à réduire la capacité de nuisance des ADF, le président congolais a autorisé l’armée ougandaise à opérer sur son territoire à compter de novembre 2021.
Or cette intervention n’a pas davantage permis de démanteler ce groupe. Sa zone d’opération a eu tendance à s’élargir vers le Nord-Ouest, en direction du territoire de Mambasa, et des parties du territoire de Beni qui avaient été relativement épargnées ces dernières années, notamment sur l’axe Mbau-Kamango, ont à nouveau été touchées par des violences.
L’un de ces incidents a été particulièrement meurtrier. Il s’agit du massacre du 4 avril à Masambo où plus de 40 civils ont été tués, ceci à moins de 10 kilomètres de l’Ouganda dans le rayon des opérations ougandaises. Les opérations des UPDF ont semblé être suspendues entre janvier et le 18 avril, date à laquelle les frappes aériennes des UPDF et FARDC ont repris en visant les ADF vers le Mont Oyo en Ituri.
Compte tenu de la rivalité entre l’Ouganda et le Rwanda pour l’influence dans l’Est de la RDC, cette intervention pourrait aussi avoir contribué à la nette reprise de l’activisme du Mouvement du 23 mars (M23). Ce groupe, qui dispose des réseaux de soutien, au moins politiques, au Rwanda, a connu un net regain de ses activités à partir de novembre 2021 dans le territoire de Rutshuru, dans une zone frontalière entre le Rwanda, l’Ouganda et la RDC, où l’Ouganda prévoyait d’effectuer des travaux d’infrastructures.
Si les relations entre le Rwanda et l’Ouganda se sont nettement améliorées depuis, les FARDC n’ont pas été en mesure de défaire le M23 lequel constitue désormais à nouveau une menace sérieuse, en dépit de l’état de siège.
C’est en partie pour faire face à ce nouveau défi que la constitution d’une « force régionale » a été annoncée lors du sommet du 21 avril à Nairobi. Si peu de détails ont filtré, et que sa constitution même semble incertaine, cette annonce, qui présente également des risques, suggère qu’un an après l’état de siège, la militarisation croissante du conflit est toujours à l’ordre du jour.