Goma, une histoire de la violence urbaine
Chemin du paradis. C’est le nom du nouveau cimetière de la ville de Goma situé à l’extrême ouest de la ville. C’est là qu’a été inhumé le 19 janvier Yves Kitoga tué par des hommes en armes le 17 janvier au quartier Himbi 2. Depuis juin 2017, le Baromètre sécuritaire du Kivu (KST) a dénombré 282 personnes tuées, comme lui, dans la ville de Goma et le territoire de Nyiragongo, qui constitue sa périphérie. À celles-là, il faut ajouter 169 victimes d’enlèvements. Goma, son image de ville dynamique et touristique cache une inquiétante insécurité urbaine. Ces derniers mois, et malgré l’instauration de l’état de siège au Nord-Kivu et en Ituri le 6 mai 2021, la situation ne s’est pas améliorée.
Les derniers assassinats ont ciblé des jeunes gens. C’est notamment le cas de Bagheni Balume, jeune artiste musicien dont le corps a été retrouvé flottant sur les eaux du lac Kivu. Yves Kitoga, lui, a été tué au lendemain de la soutenance de son mémoire de licence.
Cette série de crimes a suscité une grande indignation qui a poussé les jeunes à manifester dans les rues pour exiger plus de sécurité dans la ville. « On nous tue et on nous empêche de pleurer nos morts » : ce sont les mots de Trésor Katoto, le président du conseil urbain des jeunes de Goma qui a participé à l’organisation du deuil collectif du 22 janvier à Goma. La Police nationale congolaise (PNC) a interdit cette activité de recueillement et d’hommages aux victimes de l’insécurité. L’activité, initialement prévue à l’Institut supérieur de commerce (ISC), en plein centre de Goma sur la route nationale n°2, avait pour but de dénoncer les cas de morts violentes et les kidnappings récurrents dans ce chef-lieu de la province du Nord-Kivu. La PNC a fermé l’accès et a réprimé les personnes venues assister à ce recueillement. Le deuil a finalement eu lieu au Foyer culturel de Goma.
Un mois plus tôt, le 18 décembre, la ville avait déjà été secouée par des manifestations dénonçant l’insécurité et le rôle négatif de la PNC et des autres services de sécurité qui, selon les manifestants, ne fournissent aucun effort dans la protection des civils malgré les alertes.
Plusieurs facteurs expliquent cette insécurité. Certains sont liés au contexte sécuritaire précaire de l’est de la RDC dans son ensemble, auxquels la ville n’échappe pas. D’autres sont endogènes, liés aux transformations de la ville au cours de son développement socio-spatial.
L’insécurité, une histoire gomatracienne
Même si elle reste un refuge pour les zones rurales en proie à la violence des groupes armés, la ville de Goma a affermi, ces trois dernières décennies, la réputation d’être l’une des villes les plus dangereuses de la RDC. Les conflits successifs dans la région des Grands Lacs ont aussi laissé des marques : la ville a vu passer plusieurs belligérants et souffre encore aujourd’hui de sa proximité avec les groupes armés. Selon le dernier décompte du KST, 45 groupes armés sont actifs au Nord-Kivu, province dont Goma est la capitale.
Le début de ce cycle de violence est souvent placé en 1994 : le chef-lieu de la jeune province du Nord-Kivu, issue du démembrement de la grande province du Kivu, va subir le tourbillon du genocide qui vient d’être perpétré au Rwanda. Environ un million de Rwandais traversent la frontière cherchant refuge en RDC. La ville de Goma, qui comptait à l’époque moins de 250 000 habitants, a accueilli la majeure partie de ces réfugiés, dans des camps de fortune. Cet afflux survient alors que l’État congolais est en délitement : le régime et la santé de Maréchal Mobutu sont affaiblis, minés par la crise politique post-conférence nationale souveraine et par la maladie. Laurent Désiré Kabila qui prend le pouvoir avec l’Alliance des forces démocratiques pour la libération (AFDL) reconnaîtra cette criminalité au point d’ordonner des exécutions sommaires des voleurs sans aucun procès. Ce qui sera fait au stade de l’Unité, sous les applaudissements de la population, mais en violation des droits humains.
Entre 1998 et 2003, le groupe rebelle Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), qui avait fait de la ville sa capitale, n’a pas pu non plus endiguer l’insécurité. Malgré la mise en place de la « Local defense », une milice municipale instituée dans le « petit » Nord-Kivu par Eugène Serufuli, alors gouverneur de province. La situation est restée inchangée pendant la transition politique et même avec l’avènement de la troisième République. Plusieurs cas d’assassinat des personalités bien connues seront dénombrés, dont celui de Floribert Bwana Chuyi, un jeune fonctionnaire de l’Etat. Plus tard, en 2008, c’est Albert Ngezayo Prigogine, membre d’une famille très puissante du Nord-Kivu, qui sera assassiné. Son propre neveu, Simba, le sera à son tour en 2020, toujours à Goma.
Au cours de cette troisième République, la ville a été touchée par d’autres événements traumatisants. Des déplacés internes sont arrivés à Goma provenant de territoires de Rutshuru, Masisi, Walikale, Masisi et Kalehe (Bunyakiri) fuyant les attaques du Congrès national pour la défense du peuple (CNDP), dirigé successivement par Laurent Nkunda et Bosco Ntaganda qui a finalement condamné à 30 ans de prison par la Cour pénale internationale (CPI). Ce conflit a abouti à la signature des accords de paix de Goma en 2008 avant d’être ravivé par le Mouvement du 23 mars (M23). La prise de la ville, en novembre 2012, par ce groupe rebelle laissera un choc pour les habitants qui subiront une occupation pendant plusieurs semaines. Le M23 ne s’y retira qu’à la suite de la défaite leur infligée par les Forces armées de la RDC (FARDC), appuyées par la brigade d’intervention de la force de la Monusco, incorporée dans la mission onusienne et composée des soldats tanzaniens, sud-africains et malawites.
La gentrification des quartiers périphériques de Goma
À la suite de l’éruption volcanique de 2002 qui a décimé une partie de Goma et de l’accroissement démographique dû à l’exode rural, la population va se diriger vers l’Ouest élargissant ainsi la ville. Jadis négligées, les parcelles situées dans cette partie vont commencer à prendre de la valeur, et les conflits fonciers vont aussi suivre avec parfois des dénouements mortels.
La gentrification des quartiers périphériques a aussi contribué à l’insécurité. Le boom dans l’activité minière dans le Masisi a créé des «nouveaux riches » qui sont venus s’installer dans les quartiers dits pauvres à l’ouest de la ville. Cette proximité entre ces deux « classes » contribuerait à l’insécurité dans ces quartiers de la ville. C’est le cas du quartier Kyeshero dans lequel les primo-arrivants qui ont vendu des parcelles aux nouveaux venus n’ont eu d’autres choix que de s’éloigner plus à l’ouest ou rester dans des petites maisons de chantiers de nouveaux acquéreurs. « Ces maisonnettes sont devenues des caches pour des délinquants et criminels de tout genre », indique à Ebuteli un officier de la police qui a participé à des perquisitions dans ce quartier en octobre 2021.
Comme toutes les villes qui grandissent et subissent des transformations sans politique urbaine anticipative, Goma est aussi confrontée aux inégalités, au manque d’emploi et à la pauvreté. Ces facteurs favorisent la petite délinquance. Quand celle-ci rencontre des entités criminelles qui ont des moyens plus importants, les petits délinquants peuvent devenir, petit à petit, des entrepreneurs de la violence avec des ramifications transfrontalières.
Il n’est en effet pas rare que de présumés voleurs à mains armées de nationalité étrangère soient arrêtés en RDC. De part et d’autre de la frontière, les autorités policières rwandaise et congolaise s’accordent à dire qu’une coopération transfrontalière est nécessaire. Au mois de novembre 2020, 46 présumés criminels dont des étrangers détenant des armes à feu ont ainsi été arrêtés lors des perquisitions des FARDC et de la PNC dans les quartiers de Bujovu et Mikeno (aussi connu sous le nom de Birere) proches de la frontière rwandaise. Cette partie de la ville a longtemps eu la réputation d’être l’épicentre de la contrebande vers le Rwanda. Avec le contrôle accrue de la frontière du côté rwandais, et la gentrification de ce quartier de Goma, les trafics ont diminué. Par ailleurs, le quartier Mikeno est devenu plus sécurisé depuis qu’il se transforme avec des immeubles commerciaux et des appartements luxueux.
Les quartiers Ndosho, Mugunga et Lac-vert ont, quant à eux, la spécificité d’accueillir encore aujourd’hui des personnes déplacées et réfugiées des premières vagues. Parfois, ils occupaient des parcelles des propriétaires vivants dans d’anciens quartiers de Goma. Mais de plus en plus de propriétaires mettent en valeur leurs parcelles.
La pandémie de Covid-19 a aussi suscité un besoin d’avoir des maisons avec plus d’espaces verts. Grâce aux services publics, dont les routes, et l’électricité devenue disponible, le quartier Lac-vert est devenu un nouveau pôle d’attraction pour les habitants de Goma en quête de nouvelles résidences. Cette gentrification pourrait expliquer les cas d’enlèvement avec demandes de rançon documentés dans ce nouveau quartier. Les personnes un peu plus aisées qui viennent habiter ce quartier deviennent la cible des kidnappeurs. Le quartier Lac vert est séparé du quartier Mugunga par la route N2. Un peu plus loin, c’est le territoire de Nyiragongo où ont souvent été retrouvés les retournés et les corps des personnes kidnappées. Banditisme urbain et activités des groupes armés s’y côtoieraient.
La vengeance privée
Même si l’ampleur de l’implication des groupes armés dans l’insécurité urbaine à Goma est difficilement mesurée, ces forces négatives jouent probablement un rôle dans la circulation des armes qui tuent à Goma. D’ailleurs, la différence entre les groupes armés et les gangs n’est pas toujours claire dans le contexte de l’est de la RDC : plusieurs de leurs membres ont fait des allers-retours entre ces différents types de groupes notamment à cause de l’échec des programmes de démobilisation, désarmement et réinsertion.
Certains meurtres seraient aussi motivés par les litiges entre les membres de groupes armés et ceux qui sont chargés de blanchir leur argent dans la ville de Goma ou d’écouler leur marchandises telles que les makala (charbon de bois), planches et autres. Puisque la justice ne peut être saisie dans ces désaccords, ceux-ci aboutissent souvent à des règlements de compte qui servent aussi de leçon à d’autres qui tenteraient de se soustraire de leurs engagements.
Plus largement, le manque de confiance dans l’appareil judiciaire pousse des justiciables à lui préférer à la violence privée. La justice est aussi difficilement accessible en raison de sa saturation, comme le montre la surpopulation dans la prison centrale de Goma : une recherche citée par la radio onusienne Okapi affirme que sur les 3111 pensionnaires, seuls 583 ont été condamnés par la justice. La majorité des occupants de cette maison carcérale sont ainsi en détention préventive, parfois même depuis des années, et le transfert de tous les dossiers pénaux aux juridictions militaires, du fait de l’état de siège, est venue exacerber cette situation. Cette mesure a aussi eu un impact négatif en matière civile. Les litiges fonciers constituent plus des trois-quarts des dossiers ouverts devant le greffe civil de cours et tribunaux du Nord-Kivu. L’accès à la justice est un vrai défi : les dossiers mettent souvent des années avant de trouver une issue.
Des récits concordants laissent entendre que des tueurs en gage profitent de cette situation en vendant leurs services pour exécuter des contrats dans le cadre de vengeances privées. Les cas les plus emblématiques sont ceux de changeurs de monnaie qui sont parfois aussi des rentiers et dont les débiteurs peuvent vouloir se débarrasser pour ne pas avoir à rembourser leur dette. L’une des récentes victimes était ainsi impliquée dans un conflit foncier et avait reçu des menaces de mort suivies d’une demande d’argent de la part du tueur en gage, en échange de quoi il promettait d’annuler son contrat.
Entre manque de moyens et complicité : la police et l’armée pointées du doigt dans l’insécurité
Le camp militaire de Katindo et celui de Munzenze, qui abritent les familles de policiers en plein ville de Goma, sont soupçonnés d’abriter des voleurs à mains armées. Les habitants des quartiers qui bordent ces deux camps réclament sa délocalisation. Un projet dans ce sens avait été annoncé mais, deux ans après, il n’y a pas eu de grandes avancées. Le phénomène communément appelé « 40 voleurs » y tirerait aussi son origine : selon certains témoignages, des groupes d’hommes, de femmes et d’enfants entrent de force dans les maisons pour piller et violenter. La police arrive bien souvent trop tard quand elle ne prétexte pas le manque de carburant pour justifier son absence d’intervention.
Ainsi, certains habitants pensent que la police est non seulement inefficace mais aussi complice de l’insécurité. Les personnes que nous avons interrogées soutiennent que la police est impliquée dans des cas d’extorsion des passants la nuit. Certains témoignages affirment même qu’il y a des militaires et policiers qui font louer leurs armes aux criminels moyennant paiement.
Cette défiance rend difficile la collaboration entre les civils et la police, pourtant essentielle en termes de renseignements. Le maillage entre les civils et les forces de sécurité est à retisser. Les répressions policières contre les manifestants contribuent à renforcer le fossé entre les civils et les forces de sécurité. La méfiance est particulièrement visible dans les quartiers nord, proches du territoire de Nyiragongo ainsi que dans le quartier Ndosho à l’ouest de la ville. Ce quartier périphérique est considéré comme un haut lieu dans l’insécurité mais aussi dans les relations tumultueuses entre police et population.
La police est également sous-équipée comparativement à l’ampleur de sa mission. Selon une source policière, la police de Goma ne dispose que de cinq véhicules, en état, dédiés à la patrouille nocturne pour sécuriser les 18 quartiers de cette ville de 1 039 966 habitants, selon les chiffres du recensement administratif de la mairie de Goma en 2019. La PNC a besoin de nouvelles unités bien formées en nombre suffisant, comme l’exigent les standards internationaux en la matière.
Les différents accords de paix ont aussi introduit plusieurs combattants de groupes armés au sein de la police. Ils en donnent une image peu glorieuse car il n’est pas rare qu’ils soient accusés des mêmes violations des droits humains que ceux qu’ils ont commis quand ils étaient encore dans les groupes armés. Ceci est aussi un frein aux vocations des jeunes qui voudraient servir comme policiers. Réagissant à l’appel de Célestin Kanyama, ex-inspecteur de la police de Kinshasa, aux jeunes de rejoindre la police, un jeune licencié a répondu : «Je ne voudrais pas intégrer une police extorquant la population qu’elle est censée protéger.».
Tous les experts s’accordent à dire que la police a besoin d’une réforme qui la renforce sur les plans qualitatif et quantitatif. Quelques initiatives ont été prises avec l’accompagnement des partenaires internationaux. Elles n’ont pas eu d’impact durable. Un officier de protection à la Monusco a fait remarquer à Ebuteli que ces actions souffrent dans leur pérennisation car « les policiers bénéficiaires d’une formation égalant les standards internationaux se retrouvent être renvoyés dans les unités non formées et sont dilués dans la masse sans que leur formation ne serve à grand-chose ». Ce constat montre la nécessité de recruter mais aussi de créer un corps de police de proximité spécifique qui se distingue par son champ d’action limité et sa composition par les locaux qui connaissent leurs quartiers et ont un intérêt personnel dans la protection des habitants.
Au-delà des solutions curatives à la criminalité, il serait aussi nécessaire de la prévenir par des actions publiques en amont. Comme pour toutes les villes qui se développent, Goma a besoin d’une politique en matière d’éducation et d’économie. L’État devrait offrir des formations professionnelles, des opportunités économiques aux milliers des jeunes qui sont au chômage. C’est aussi toute la question de l’accès aux services publics, des droits sociaux et de la réduction de la rupture entre classes qui est posée.