Opérations de l’armée ougandaise contre les ADF : quel bilan après un an ?
Le 13 décembre, les Forces démocratiques alliées (ADF) ont attaqué la localité de Bweramure dans le district de Ntoroko en Ouganda. Les UPDF annoncent avoir neutralisé au moins 11 de ses assaillants qui sont venus du territoire congolais où ils ont été la cible des opérations militaires ces derniers jours.
Depuis le 30 novembre 2021, les UPDF mènent des opérations militaires en RDC aux côtés des Forces armées de la République dmocratique du Congo (FARDC). Ces opérations, baptisées « Shujaa » (« braves », en Swahili) visent les ADF, un groupe qui commet des massacres à grande échelle de civils congolais depuis 2014. Une année plus tard, les résultats ne sont toutefois pas à la hauteur des espérances.
Certes, les opérations conjointes ont permis de récupérer d’importants bastions des ADF et de provoquer des pertes au sein du groupe. Mais les insurgés sont restés actifs et ont même étendu leur zone d’opération à un espace beaucoup plus vaste. Ils ont progressé vers l’ouest, en territoire de Mambasa, au-delà de la route nationale 4 (RN4) et vers le Sud dans la chefferie de Bashu, en territoire de Beni.
Persistance des massacres des civils
Les ADF sont en tout cas restés le groupe le plus violent de tous ceux présents dans l’est de la RDC. Selon les chiffres du Baromètre Sécuritaire du Kivu (KST) , il sont responsables de la mort de 984 civils depuis le début des opérations ougandaises.
Une légère inflexion a toutefois été constatée à partir d’août 2022, et surtout en septembre et octobre, avec une baisse relative des massacres.
Ceci pourrait s’expliquer en partie par la baisse de l’activité de l’armée congolaise dans la zone. À la suite de la résurgence du Mouvement du 23 mars (M23) en territoire de Rutshuru et Nyiragongo et sa prise de la ville frontière de Bunagana, en juin 2022, des soldats des FARDC ont en effet été transférés vers ce nouveau front. Or une partie de la motivation des massacres semble être menée en représailles aux offensives des FARDC et UPDF.
On peut toutefois craindre que cette baisse ne soit que transitoire. Le leadership des ADF n’a pas été véritablement démantelé par l’opération Shujaa. Et il est déjà arrivé par le passé que des accalmies précèdent de nouvelles séries de massacres. Ces variations pourraient être la conséquence d’une reconfiguration de la présence des ADF pour s’adapter à de nouveaux défis.
Ce fut par exemple le cas en janvier 2022 où, suite au début de l’opération Shujaa et à des frappes d’artilleries, une accalmie s’est observée, probablement due aux déplacements et à la dispersion des ADF, avant qu’un nouveau pic de massacres mené par les ADF ne soit observé en avril 2022 (136 civils tués).
Élargissement de la zone d’influence ADF : le cas de Mambasa
De fait, des éléments montrent que des ADF se sont déplacés ces derniers mois, notamment vers le Nord-Ouest en direction de la chefferie de Babila Bakwanza (territoire de Mambasa), où ils ont pénétré pour la première fois.
En avril 2022 ils ont ainsi traversé le pont Ituri pour s’installer en territoire de Mambasa. Cette nouvelle présence a été confirmée par une attaque le 1er mai à Lolwa tuant deux civils. Selon les témoignages des personnes qui ont été enlevées, avant de pouvoir se libérer, ils auraient entrepris de défricher des terres en vue de les cultiver.
Cet élargissement vers l’ouest est probablement liée aux opérations des UPDF qui se sont concentrées près de leur frontière vers Boga (territoire d’Irumu) repoussant les ADF plus en profondeur à l’intérieur du territoire congolais. Un acteur de la société civile interrogé par Ebuteli a ainsi estimé que les forces ougandaises devraient élargir les zones opérationnelles et suivre les ADF où ils se sont dispersés.
Au cours de l’atelier « Insécurité dans l’est de la RDC, les armées étrangères peuvent-elles faire partie de la solution ? », organisé par Ebuteli à Goma le 20 octobre, l’ambassadeur ougandais en RDC, Farid Kaliisa avait d’ailleurs indiqué que les UPDF s’apprêtaient à prendre en charge ces nouvelles clusters de la violence dans ce qu’il avait appelé troisième phase des opérations conjointes UPDF-FARDC.
Toutefois, cette stratégie pose question : jusqu’où les UPDF devront-ils poursuivre les ADF et pendant combien de temps ? Sans doute aurait-il fallu que les opérations conjointes mettent en place une ceinture sur la route nationale numéro 4 (RN4) pour les prendre en étau et les empêcher de fuir vers l’intérieur du pays. Maintenant que les ADF se sont installés dans les zones forestières de Mambasa, la traque promet d’être longue et difficile.
Les ADF plus actives dans la chefferie de Bashu
Une autre zone de l’expansion de l’activisme des ADF a été la chefferie de Bashu, en territoire de Beni. Bien que présents de longue date, les ADF ont longtemps vécu paisiblement avec les populations de cette chefferie. Selon un habitant du village de Isale-Bulambo, les ADF avaient tissé un réseau économique au sein de la population. « Nous voyions les rebelles ougandais ici à Isale-Bulambo, ils venaient acheter des produits agricoles et des produits manufacturés et revenaient dans les forêts de Mughalika en plein parc de Virunga où ils avaient autorisé les civils à cultiver contre une redevance sur les récoltes. »
Le massacre de Katanda (13 personnes tuées le 19 août 2021) a marqué un changement. Les rebelles ont commencé à tuer les civils de la chefferie qu’ils accusent désormais de collaborer avec les FARDC dans les opérations.
Ces massacres seraient menés par des combattants de la cellule située dans la Vallée de Mughalika. Elle serait aussi responsable de l’attaque de la prison de Kakwangura à Butembo, dans la nuit du 9 au 10 août 2022. Cette ville n’avait, elle aussi, jamais été ciblée par les ADF par le passé. Depuis, d’autres massacres ont eu lieu dans le Bashu. Dans la nuit du 19 au 20 octobre, les ADF ont tué sept civils dont le médecin du centre de santé qu’ils ont aussi brûlé. Le 8 novembre, ils ont tué quatre civils à Kabasha et enlevé dix autres dont un médecin.
Les UPDF ont finalement lancé des opérations dans cette zone de Mughalika le 28 novembre avec des bombardements à Kanyabuhiri, qui ont permis la libération de plusieurs otages.
La stratégie est-elle la bonne ?
On peut toutefois s’interroger sur la stratégie des UPDF, faisant un large usage de l’artillerie à partir de bases situées à leur frontière. Les ADF semblent se déplacer en petits groupes mobiles et emploient des tactiques de guérilla. Dans ce cadre, l’artillerie lourde et les bombardements aériens utilisés par les UPDF ne peuvent être utiles pour démanteler les ADF qu’en soutien à un nombre suffisant des combattants sur le terrain dans les forêts d’Ituri et de Beni. Les UPDF maîtrisent moins bien le terrain de brousse que leurs adversaires. Les attaques aériennes atteignent des cibles mais du fait des difficultés d’accès, les UPDF ne réussissent à ramener leurs troupes sur les sites des bombardements que plusieurs jours plus tard, ce qui laisse aux ADF le temps de fuir. L’ ambassadeur ougandais avait reconnu cette contrainte et avait dit que dans les prochaines phases ils vont s’assurer de développer l’accès logistique.
Cette opération Shujaa vient encore rappeler les limites des interventions étrangères en RDC. Avec une faible volonté à apporter des solutions au problème qui est parfois mal identifié, elles se consacrent à d’autres objectifs que sécuriser les populations congolaises. Dans le cas des UPDF, la question des motivations réelles de l’intervention se pose : sa priorité est-elle vraiment de vaincre les ADF ? Ou bien est-il suffisant à leurs yeux de les éloigner de la frontière et de sécuriser leurs intérêts économiques ? Notre rapport « l’opération Shujaa de l’Ouganda en RDC : combattre les ADF ou sécuriser les intérêts économiques ? » montrait déjà en juin que les intérêts stratégiques et économiques sont au centre de l’engagement de l’Ouganda en RDC.
Une autre raison du bilan mitigé de l’opération Shujaa peut être trouvée dans la faible coordination avec les FARDC. Alors que l’opération est présentée comme conjointe, sur le terrain, ce sont les UPDF qui mènent la danse. On se souviendra que les frappes ougandaises du 30 novembre 2021 avaient précédé le cadre légal et les règles d’engagement des opérations conjointes. Selon une source diplomatique, les autorités congolaises n’avaient pas été informés du jour et de l’heure de ce bombardement initial. C’est plus tard, le 9 décembre, que le ministre congolais de la Défense et celui de l’Ouganda ont signé un accord de défense portant sur les opérations shujaa. Les UPDF effectuent des frappes aériennes suivies d’opérations terrestres mais celles-ci ne sont pas souvent coordonnées en termes de cibles et objectifs à atteindre. D’ailleurs dans le territoire de Beni et le Sud du territoire d’Irumu est menée l’opération Sokola (Grand Nord-Kivu) par les FARDC avec le risque d’avoir des dédoublement inutiles voire des accidents par manque de coordination.
En outre, on peut interroger sur l’agencement entre cette opération et les forces qui doivent intervenir, notamment dans le cadre de la Force régionale de l’EAC. Intervenant à l’atelier organisé par Ebuteli le 20 octobre dernier, l’officier de liaison de la Monusco avait fustigé le manque de communication ne fût-ce que sur les lieux ciblés pour les frappes aériennes pour éviter que les casques bleus soient accidentellement touchés.
Il faudra évaluer les résultats de la nouvelle phase que l’ambassadeur ougandais Farid Kaliisa annonçait comme devant corriger les limites des précédentes pour venir à bout de la menace ADF une fois pour toute.
Incidences du conflit M23 sur la dynamique du conflit ADF
Alors même que les ADF continuent à faire des victimes civiles, c’est la récente résurgence du Mouvement du 23 mars (M23) qui a retenu l’attention. Les efforts des FARDC se concentrent sur ce nouveau front. Ce dernier continue à élargir son contrôle sur le territoire de Rutshuru où il est aussi accusé d’avoir tué plusieurs civils. Selon les rapports du UNHCR, plus de 280 000 personnes ont été déplacées depuis la résurgence de ce groupe qui avait été défait en 2013.C’est dans ce contexte qu’à été annoncée la Force régionale de la Communauté d’Afrique de l’Est (EACRF) qui doit comporter des troupes burundaises, kényanes, sud-soudanais, mais aussi 1000 militaires ougandais supplémentaires. Le bilan de l’opération Shujaa depuis un an incite à la prudence quant à la capacité de forces extérieures à ramener la paix dans l’Est du Congo.