Pacification de l’est de la RDC : le processus de Nairobi peut-il fonctionner ?
Le 21 avril, à Nairobi, en clôture d’un mini-sommet des pays d’Afrique de l’Est, les chefs d’État présents ont pris de court à peu près tous les diplomates et autres experts des conflits dans l’est de la RDC. Ces derniers ont annoncé un nouveau processus, tout à fait inattendu et extrêmement ambitieux, puisqu’il vise tout simplement à ramener la paix dans l’est de la RDC.
Selon cette annonce, ce plan disposerait de deux volets : des concertations avec les groupes armés congolais présents dans l’est de la RDC et la constitution d’une « force régionale » pour réprimer ceux qui refuseraient de déposer les armes.
C’est la première fois depuis plusieurs années – sans doute depuis l’accord cadre d’Addis-Abeba en 2013 – qu’un processus global est ainsi annoncé à l’échelle régionale pour tenter de mettre fin à l’insécurité dans l’est de la RDC.
Le Kenya à la manœuvre
Autre aspect inédit de ce processus : le rôle central qu’y joue le Kenya. Historiquement, les questions de sécurité à l’est de la RDC ont davantage mobilisé les voisins immédiats de la RDC que sont l’Ouganda, le Rwanda, le Burundi et dans une moindre mesure la Tanzanie. L’Angola et l’Afrique du Sud ont également joué un rôle prépondérant par le passé, notamment lors des accords de Sun-City, en 2002-2003, et lors de la première crise du Mouvement du 23 mars (M23) en 2012-2013.
Cette fois, le processus a été initié à Nairobi et à l’invitation du président Uhuru Kenyatta, avec un mini-sommet des chefs d’Etat de la région. C’est aussi dans la capitale kényane, à l’hôtel Safari Park – et aux frais de l’État kényan – que s’est tenu le premier round de « concertations » du 22 au 27 avril.
Cette prise de leadership du Kenya semble découler de la volonté de ce pays de bénéficier de l’adhésion de la RDC à la Communauté de l’Afrique de l’Est (EAC), formellement signée par le président Félix Tshisekedi le 8 avril dernier. Ce processus a été nettement accélérée pendant la présidence kenyane de l’organisation, qui a débuté en février 2021. De nombreuses conditions doivent encore être remplies par la RDC pour qu’elle produise ses effets : selon une source kényane, cela implique notamment une révision de la Constitution congolaise. Cette source semble néanmoins confiante sur la capacité de la RDC à y parvenir. Mais pour que le Kenya parvienne à bénéficier pleinement de cette intégration, stabiliser la RDC est un élément essentiel.
Selon une source diplomatique occidentale, le président Uhuru Kenyatta pourrait en outre avoir intérêt à ce processus pour se positionner pour un poste de médiateur sécuritaire régional dont les contours restent à définir, dans la perspective de son départ de la présidence kényane, en août prochain.
Il existe de plus une relation personnelle entre Kenyatta et Tshisekedi. On se souvient que l’accord « Cap pour le changement » qui a uni Félix Tshisekedi et Vital Kamerhe pendant la campagne électorale de 2018 a été conclu à Nairobi. Kenyatta serait par ailleurs l’un des témoin de l’accord de gouvernement signé entre l’ancien président Joseph Kabila et Félix Tshisekedi, dans le cadre de l’accession de ce dernier à la présidence congolaise. Il fut en tout cas le seul chef d’État étranger présent à l’investiture de Félix Tshisekedi, le 24 janvier 2019.
Pour Kinshasa, le Kenya a l’avantage de présenter une certaine neutralité : aucun groupe armé présent dans l’est de la RDC n’est dirigé par des ressortissants kenyans, et son armée n’a pas été impliquée dans des pillages ou des violences de masse en RDC, à la différence de celle de l’Ouganda (condamné à 325 millions de dollars de réparation par la Cour internationale de justice en février dernier) ou encore celle du Rwanda (dont les crimes de guerre, perpétrés entre 1996 et 2003, ont été pointés par le « rapport mapping » des Nations-Unies).
Impréparation
Le revers de la médaille est toutefois que la compréhension par les autorités kényanes de la complexité de l’est de la RDC paraît plus limitée. Ceci s’est ressenti dans le manque de préparation du processus de Nairobi. Il a ainsi été demandé à la Mission de l’ONU en RDC (Monusco) d’acheminer des représentants de groupes armés de l’Est de la RDC jusqu’à Nairobi le 21 avril au soir pour des discussions qui devaient débuter 22 au matin – ce qui n’a bien sûr pas été possible dans ces délais. Résultat : seul le Mouvement du 23 mars (M23) était présent à Nairobi au premier jour des discussions. Les autres délégations sont arrivées progressivement, pour atteindre au dernier jour 24 délégations selon les organisateurs sur environ 120 selon la dernière cartographie des groupes armés du Baromètre sécuritaire du Kivu.
Parmi eux, plusieurs des plus influents étaient absents, souvent parce qu’ils avaient invités trop tard ou de manière insuffisamment protocolaire à leur goût (c’est notamment le cas des Codeco-URDPC, dans la province de l’Ituri, ou encore des Mai-Mai Yakutumba, dans celle du Sud-Kivu). D’autres s’étaient déjà officiellement rendus, comme les milices Nyatura CMC de Thadée et FDDH.
Le timing du processus pose lui aussi question. Quand bien même les membres des groupes armés concernés acceptent de se rendre, comme les présidents Tshisekedi et Kenyatta le leur ont réclamé dans un message vidéo en clôture du premier round de discussions, la RDC ne dispose pas aujourd’hui d’un programme de démobilisation fonctionnel pour les accueillir. Le Programme de démobilisation, désarmement, réinsertion communautaire et stabilisation (P-DDRCS), annoncé en juillet 2021 n’est toujours pas sur pied, faute de financements notamment. Ce manque de prise en charge adéquate a causé l’échec partiel ou total de plusieurs redditions volontaires depuis l’arrivée au pouvoir de Félix Tshisekedi.
L’impréparation semble avoir été plus grande encore en ce qui concerne le deuxième volet du processus de Nairobi : la création d’une « force régionale ». Selon un responsable congolais, l’idée de cette force était de pouvoir disposer d’un « bâton » pour inciter les groupes armés à saisir la « carotte » de la démobilisation volontaire.
Mais près d’un mois après son annonce, aucun détail n’est encore disponible quant à sa structure, sa composition ou ses zones d’opérations, si ce n’est que, selon plusieurs sources diplomatiques, celle-ci devrait être placée sous commandement congolais.
On peine toutefois à comprendre quelle armée pourrait être suffisamment motivée pour en faire partie. L’armée ougandaise est déjà présente officiellement en RDC depuis la fin novembre 2021, où elle dispose d’un commandement autonome : elle n’a probablement que peu d’intérêt à opérer dans un cadre multilatéral sans doute plus contraignant. Le Burundi pourrait souhaiter disposer d’un cadre légal pour participer à la traque de ses rebelles des RED-Tabara, mais l’absence d’un tel cadre ne l’a pas empêché de mener une intervention en ce sens depuis décembre dernier. Le Rwanda ne semble pas particulièrement intéressé à s’inscrire dans ce processus initié par d’autres (Paul Kagamé n’a pas fait le déplacement de Nairobi et a envoyé son ministre des Affaires étrangères, Vincent Biruta). Quant à la Tanzanie et au Kenya, ils sont déjà présents au sein de la Brigade d’intervention de la Monusco, une structure qui permet de surcroît la prise en charge financière de leurs troupes.
Par ailleurs, et sans qu’on en connaisse les contours à ce stade, cette initiative présente le risque d’ouvrir une « boîte de pandore » : le gouvernement congolais pourrait avoir des difficultés à obtenir le départ des troupes déjà présentes sur son sol, avec le risque qu’elles se livrent à une lutte d’influence qui intensifierait les violences dans l’est.
La stratégie de l’évitement
Alors, quel est l’intérêt du pouvoir de Kinshasa dans ce processus ? Jusque-là, il semble avoir été surtout tactique et de court terme : il lui a permis d’éviter des discussions bilatérales avec le Mouvement du 23 (M23), auxquelles il semblait pourtant acculé.
Depuis le mois de novembre 2021, cet ancien mouvement rebelle a repris du service dans la province du Nord-Kivu au point de mettre en grande difficulté l’armée congolaise à plusieurs reprises. Le M23 a décrété plusieurs cessez-le-feu unilatéraux et a demandé l’ouverture de négociations – il réclame notamment la réintégration de ses combattants, le retour des réfugiés Congolais qui avaient fui vers le Rwanda et l’Ouganda dans les années 1990 et la restitution de leurs biens.
Or le Rwanda et l’Ouganda semblent avoir de la sympathie pour ces demandes – lors du sommet de l’accord cadre d’Addis-Abeba, à Kinshasa, en février dernier, le président ougandais Yoweri Museveni les avaient par exemple qualifiées de « légitimes », selon un responsable congolais. Compte tenu de cette pression régionale, et dans la mesure où les FARDC ne semblaient pas en capacité de les vaincre militairement, ces négociations semblaient de plus en plus probables.
Or elles auraient été politiquement explosives pour le président Tshisekedi. Ce mouvement est celui qui avait infligé au gouvernement congolais l’humiliation de la prise de la ville de Goma en novembre 2012, avant d’avoir été défait militairement sous Joseph Kabila – un des rares faits d’armes des FARDC dont l’ancien président s’était prévalu des années durant. La résurgence du M23 est de surcroît intervenu alors que la province du Nord-Kivu est placée sous état de siège – mesure sécuritaire phare du président Tshisekedi décrétée il y a un peu plus d’un an et sensée ramener la paix dans l’est de la RDC. Elles feraient apparaître le président comme en position de faiblesse vis-à-vis du Rwanda, pays accusé par les autorités congolaises de soutenir le M23, et qui demeure le plus rejeté au sein de l’opinion publique congolaise (61% des Congolais interrogés en septembre 2021 avaient une opinion négative de ce pays).
Enfin, le P-DDRCS, élément central de la stratégie de Félix Tshisekedi dans l’est, écarte explicitement toute négociation avec les groupes armés, et en particulier toute réintégration collective au sein des FARDC – une position réaffirmée à plusieurs reprises par Kinshasa et par les bailleurs de fonds potentiels du programme. Les revendications du M23 menacent de le fragiliser considérablement, avant même sa mise en place. « Les Congolais ne voulaient pas discuter en bilatéral avec des groupes armés : ils disent que ça les aurait fait apparaître comme faible », confirme une source diplomatique kényane. La délégation congolaise a d’ailleurs récusé le terme de « négociations », initialement prévu, pour lui préférer celui de « concertations ». Et de fait, Kinshasa s’est montré peu disposé à faire des concessions.
À Nairobi, le gouvernement congolais a donc tout fait pour éviter d’avoir à négocier avec le M23. Il s’est notamment servi de la reprise des affrontements entre les FARDC et le M23 sur le terrain le samedi 30 avril – reprise pourtant provoquée par les FARDC selon les sources du Baromètre sécuritaire du Kivu – pour exclure les représentants de Sultani Makenga (leur chef militaire) et de Bertrand Bisimwa (chef politique des M23 réfugiés en Ouganda). Dans le même temps, la délégation congolaise a admis Jean-Marie Runiga, chef politique de la faction réfugiée au Rwanda, possiblement pour diviser leur adversaire.
Cette stratégie d’éviction du M23 a aussi eu des ramifications internes à l’appareil d’État congolais. Le coordonnateur du Mécanisme national de suivi (MNS) de l’accord cadre d’Addis-Abeba, Claude Ibalanky, a été accusé d’avoir transigé avec le M23 en négociant avec eux à Entebbe, en Ouganda, avant de les emmener à Nairobi et a été écarté des discussions.
C’est Serge Tshibangu, un proche du chef de l’État jusque-là chargé des relations avec les pays anglophones, qui a pris la tête de la délégation congolaise, semble faire figure, à ce titre, de nouveau « monsieur Est » du président. À peine deux mois après avoir accueilli le sommet de l’Accord cadre d’Addis-Abeba, Kinshasa semble donc avoir pivoté vers un nouveau processus.
À Nairobi, lors des discussions, Tshibangu a multiplié les invitations à divers groupes armés, sans logique apparente dans leur sélection. « Notre stratégie a été de diluer le M23 au milieu d’un grand nombre de groupes » confie un responsable congolais. Ceci rappelle la méthode employée lors des négociations de Goma, en 2009, lorsqu’il s’agissait de relativiser l’importance du CNDP, ancêtre du M23, et qui constituait à l’époque la principale menace.
Marginalisation
Quel est le bilan à l’issue de ce premier round de « concertations » ? Kinshasa a réussi à éviter des discussions directes avec le M23, ce qui semble avoir été l’objectif. Pour autant, la menace que représente ce groupe n’est pas écartée : les rebelles ont conservé des positions et les affrontements de haute intensité ont même repris depuis la nuit du 21 au 22 mai 2022.
Certains membres des FARDC semblent avoir facilité des discussions entre plusieurs groupes armés des territoires de Walikale, Masisi et Rutshuru conclues le 8 mai, à Pinga. Elles pourraient éventuellement leur servir de forces supplétives dans le cadre de nouvelles offensives contre le M23. Le président Tshisekedi s’est toutefois dit opposé à cette tactique, se prononçant « contre l’idée d’une alliance entre les officiers des FARDC et des groupes armés afin de combattre le M23 » ce qui reviendrait à « jeter de l’huile sur le feu ».
Plus généralement, le nouvel axe Kinshasa-Nairobi semble avoir réussi à marginaliser le Rwanda, et dans une moindre mesure l’Ouganda sur la scène régionale. Ce processus, auquel le Rwanda a participé sans s’engager, a obtenu le soutien des Nations-Unies et de l’Union africaine, et devraient se poursuivre. Selon une source onusienne, un nouveau mini-sommet des chefs d’États de la région pourrait avoir lieu à Nairobi le 17 juin prochain, suivi, dans la foulée, d’un nouveau round de concertation avec les groupes armés.
Il demeure malgré tout difficile de voir dans ce processus une stratégie cohérente, tant certains éléments clés semblent absents. Il ne semble d’abord concerner que les groupes armés nationaux à ce stade. Or, il est difficile d’imaginer leur démobilisation tant que des groupes étrangers sont toujours actifs sur le sol congolais. Cette partie du problème qui ne semble actuellement pas être traitée par le processus.
Il n’est pas non plus clair que le gouvernement congolais soit prêt à faire des concessions. Dès lors l’intérêt qu’auraient les groupes armés sollicités à se démobiliser pourrait être limité.
Il sera d’autant plus difficile de les convaincre tant qu’il n’y aura pas de processus de démobilisation sur les rails. Selon une source onusienne, des initiatives de démobilisation rapide pourraient être prises par la Monusco. Mais cela risque de s’avérer insuffisant au vu de l’ampleur des objectifs assignés.
On peut enfin douter que le Rwanda et l’Ouganda, dont le pouvoir de nuisance demeure considérable, laissent le processus avancer s’ils estiment que leurs intérêts y sont insuffisamment pris en compte.